La fille et le profiteur.

Les Résignés, dessin paru dans Le Rire rouge, n°192, 20 juillet 1918.

Réformé après avoir été gazé à Verdun, Chas Laborde recommence à dessiner pour la presse. Plutôt que de dessiner des Boches coupeurs de mains d’enfants, ou des poilus héroïques, glorieusement barbus et boueux, il tourne son attention vers le monde de l’arrière, celui des civils, dont Forain disait ironiquement « Pourvu qu’ils tiennent ! »
En cet été 1918, rien ne peut laisser présager une fin proche de la guerre, même si, au front, la grande offensive allemande du printemps s’est achevée dans un bain de sang.

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En dépit du rationnement, ce nouveau riche, industriel ou commerçant, qui a fait sa fortune avec le commerce aux armées, a le moral et profite de la vie qui doit, bien sûr, continuer. Avec une attention toute professionnelle, une jolie putain, attirée par le beau gilet et l’épingle de cravate, l’écoute  se raconter :

– Les restrictions, je les ai connues surtout avant la guerre. Je ne mangeais pas tous les jours.

Depuis, il a mis les bouchées doubles.
Cambrée pour mettre ses avantages en valeur, l a seconde fille n’écoute pas. Ses yeux parcourent la salle à la recherche d’une proie aussi succulente.

Ces deux filles ne ressemblent pas à celles des maisons closes, dociles et enrubannées, ni même celles des rues, encartées et surveillées par les flics. Elles sont encore jeunes. Elles sont vêtues à la dernière mode : robes et jupes qui découvrent chevilles et mollets, bottines à talons hauts et aumônières. Elles comptent parmi ces prostituées occasionnelles ou indépendantes,  réfugiées, venant des départements envahi, ouvrières en rupture d’atelier ou femmes que la mobilisation d’un mari a réduites à la misère. Elles choquent la presse bien-pensante par leur « tenues effrontées » et leur « gaîté indécente».

L’une d’elles, en septembre 1918, réplique au flic qui veut lui dresser procès-verbal : « Je vous emmerde tous ; faites ce que vous voulez. Je suis libre de prêter mon cul à qui je veux, cela ne vous regarde pas (…) Vous n’avez qu’à pas faire tuer nos hommes et je ne ferai pas la pute. » Le dessin de Chas ne laisse aucun doute. L’hypocrisie se trouve du côté du bourgeois, pas des filles.