La fille des Halles.

L’Homme traqué, de Francis Carco, Librairie des Champs-Elysées, 1929.

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La mère de Francis Carco, à chaque nouveau roman, lève les bras au ciel  : « Francis, pourquoi écris-tu des choses pareilles! ». La réponse, Carco l’a donnée très tôt : par dégoût de l’ordre établi, par mépris de la soumission, par certitude que la vie obéit à une atroce fatalité.

Francis Carco, Agence Meurisse, 1923 (document BNF).

L’Homme traqué, publié en 1922, part de l’observation d’un fait de la vie quotidienne. Chaque nuit, vers quatre du matin, les tapineuses venaient jeter des pièces par le soupirail d’une boulangerie à l’angle de la rue Tholozé et de la rue des Abbesses, avant de faire descendre un sac au bout d’une ficelle, dans lequel le boulanger déposait un pain chaud. La première fournée mettait ainsi en contact le monde de la nuit et celui du travail.

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Carco fait se rencontrer Lampieur, un honnête boulanger du quartier des Halles, qui abomine les prostituées, et Léontine, une petite putain des Halles, « dont on racontait qu’elle s’était enfuie de sa famille pour faire la vie. » Or l’ouvrier boulanger a assassiné une concierge un peu pour lui dérober ses économies, beaucoup parce qu’il ne supportait plus la monotonie de son existence. Il a tué pour « mesurer son audace et mériter de ne pas déchoir, du moins à ses propres yeux. »
Incapable de s’enfuir, d’échapper à sa routine, il tourne en rond entre sa chambre et le fournil, dans la hantise d’être dénoncé. Léontine, par accident, est celle qui pourrait le faire. Mais, malgré l’horreur que lui inspire ce crime, elle ne peut s’y résoudre puisque la société la considère, elle aussi, une criminelle.
La fatalité unit ces deux êtres frustes, à la parole embarrassée, par un tourment commun : la fille a peur de l’assassin et l’assassin a peur de la fille. Le crime du boulanger les force tous deux « à se réfugier, hors des réalités, dans un monde de frayeurs et de perpétuelles angoisses. » Cette peur instaure entre eux une relation sado-masochiste. Lampieur se met à persécuter Léonie, d’abord parce qu’elle peut le dénoncer mais aussi parce qu’il tire « une espèce de plaisir du fait de se venger sur elle des maux dont il avait souffert. »

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Ces amants désolants partent à la dérive, jusqu’à finir dans les filets de la police. « Lampieur se laissa mettre les menottes sans opérer de résistance, puis on le poussa rudement en avant et il n’osait pas regarder Léontine qui marchait à ses côtés et qui pleurait sans bruit. » L’infortunée Léontine sait qu’elle sera punie car, malgré son innocence, elle est, aux yeux de la société, la complice a-posteriori de Lampieur.
Pour Carco personne n’est entièrement coupable, ni entièrement innocent. Quand il décrit l’attitude de Léontine vis-à-vis de la police, Francis Carco parle pour lui-même : « Léontine n’avait pas de principe. C’était pour elle un mot privé de sens, ou qui prêtait à une odieuse confusion, puisqu’il justifiait l’usage de la police. Léontine allait-elle épouser les haines de ces gens-là? Elle en avait trop souffert. » Que vaut une morale qui justifie la peine de mort ou une pratique policière aussi déshonorante que la rafle.
Cette battue à l’être humain, sous prétexte de maintien de l’ordre, est sans doute un des passages les plus spectaculaires du roman, et de l’illustration qu’en donne Chas. « A cet instant », écrit Carco, « rasant les murs et cherchant un refuge dans les bars, des filles passèrent rapidement et des individus qui relevaient le col de leur imperméable. » Carco a suffisamment d’empathie, de sensibilité, de lucidité pour comprendre de quoi il retourne, et qu’un jour il pourrait être le gibier. Et de fait, après les putains, ce seront les Juifs, les Résistants et les Arabes qui seront victimes de ces chasses à courre.

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L’Homme traqué vaut  à Carco le Grand Prix de l’Académie. Pour marquer le coup, le romancier fait publier dans la presse une photo le montrant en casquette et chandail dans le quartier des putains à Nice, enlaçant une maquerelle. La critique n’est pas amusée. En 1925, Les Arts et le Livre publient une nouvelle édition du roman, ornée d’une eau-forte de Dignimont.

Frontispice de Dignimont pour « L’Homme traqué », Les Arts et le livre, 1925.

L’édition illustrée de la Librairie des Champs-Elysées suit de cinq ans l’édition originale,
Carco a obtenu une commande de la Librairie des Champs-Elysées que dirige Albert Pigasse. Le romancier se réjouit à l’idée de collaborer à nouveau avec Chas. Comme il explique que L’Homme traqué est le roman qui lui a permis de toucher le grand public, Chas plaisante :  » Nous rentrons dans la clandestinité pour cent cinquante bibliophiles. » Et Carco de préciser : « Cent quarante neuf. »
Chas Laborde a lu soigneusement le roman, cochant, comme à son habitude, les passages qui font surgir des images en lui.Puis il est allé sur le terrain, en repérages, ramenant sur son petit carnet à spirales, des esquisses de lieux et de visages.

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Chas réalise 14 eaux-fortes en un mois, ce qui est pour lui un délai assez long. Mais le résultat enthousiasme Carco:

« Quelle vie tu redonnes à ces ombres, dont on croirait bien, comme c’est le cas, qu’elles redoutent la lumière du jour… Ton trait est toujours aussi acéré… Mais tes noirs ont une profondeur inusitée… Tout cela aggrave à merveille l’atmosphère pesante que j’ai voulue… »

Le frontispice, que Chas réalise dans le style expressionniste de L’Inflation sentimentale, montre les personnages du drame: Lampieur, tête basse, accablé par le destin, en surimpression la silhouette fragile de Léontine, le cadavre de la vieille, la même à la boulangerie, la ficelle lancée par le soupirail…

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Chas décrit les putains qui effraient tant Lampieur, « Renée qui portait un chandail, Madame Berthe et son parapluie, Gilberte la poitrinaire, la grosse Thérèse, Yvette, Gaby, Lilas une Bretonne, et Léontine », et leur donne l’allure et le visage de filles qu’il a observées sur leur lieu de travail.

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Le visage de la pauvre Léontine apparaît sur un de ses carnets, hâtivement griffonné au stylo.

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On devine chez lui une grande tendresse pour Léontine, jeune, frêle, à l’allure enfantine encore, qui s’englue dans le monde terrifiant et morne de Lampieur, et la représente toujours un peu à l’écart de ses collègues, comme si elle n’était pas vraiment acceptée. Il glisse d’ailleurs un discret autoportrait en marge d’une des planches représentant la petite putain (en bas, à gauche).

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La scène de la rafle montre la terreur animale des filles, fuyant comme un troupeau affolé une menace invisible. Dans les remarques, Chas griffonne quelques flics en imperméables et chapeaux melon, raides comme la justice.

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Lorsqu’on arrête Léontine, Chas met au centre de l’image la patte du flic serrant, avec une brutalité inutile, le bras trop mince de la jeune femme. Celle-ci se soumet avec un regard craintif aux hommes qui la dominent de toute leur taille.

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Il avait déjà dessiné en 1911 ces messieurs de la Police, fiers du devoir accompli, accompagnant des apprenties couturières, arrêtées pour avoir chipé dans un grand magasin. Le temps semble avoir encore renforcé son antipathie pour ces bons fonctionnaires.

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Dessin de Chas Laborde, L’Assiette au beurre, 23 décembre 1911.

Ces eaux-fortes constituent aussi un document passionnant sur la vie nocturne aux Halles dans les années 20.

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L’Homme traqué a été tiré à 149 exemplaires; un exemplaire sur Japon nacré (1); 15 exemplaires sur Japon impérial (2-16); 33 exemplaires sur Hollande (17-49); 100 exemplaires sur vélin de rives (50-149). Le justificatif de tirage ne mentionne pas les suites. Elles sont au nombre de trois : suite en bistre; suite avec remarques avant ombrage; suite avec remarques après ombrage.