La fille de Nouvelle-Zélande.

 Les Innocents, de Francis Carco, L’Artisan du Livre, 1921.

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Francis Carco écrit Les Innocents en 1915, alors qu’il est mobilisé. Ce roman s’inspire de sa liaison avec la néo-zélandaise Katherine Mansfield. Publié par La Renaissance du Livre en 1916, le livre subit les foudres de la censure, qui exige de nombreuses coupes tant l’histoire semble malsaine.

A Besançon, le Milord, un petit voyou qui se donne le genre anglais, maquereaute Mlle Savonnette, qu’il vend aux soldats. Ambitieux, il l’abandonne pour monter à Paris mais la guerre rend le business difficile. Les proxénètes ont été mobilisés et les filles se révoltent contre les jeunes qui prétendent remplacer leurs aînés. Le Milord rencontre une romancière anglaise, Winnie, qui habite quai aux Fleurs et veut écrire un livre sur le Milieu. Ils se mettent en ménage. Elle l’entretient; il la bat.

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Malgré ses rodomontades, le Milord a peur de Winnie. La jeune femme lui a avoué avoir une liaison masochiste avec une femme peintre, Béatrice, qu’elle admire car elle a tué une amante pour le simple plaisir de tuer. Pour fuir Winnie, le Milord s’engage, marchant sur les traces de son modèle, l’Édredon, maquereau tombé le premier jour de la bataille de la Marne :

Il est mort comme un mec vivant, dans la charge… une balle dans la gueule. Pan! Tout entier. L’est tombé son flingue dans les pattes.

Blessé le Milord est transporté à l’hôpital de Besançon. Là il retrouve Mademoiselle Savonnette, mais aussi Winnie. La tragédie peut s’enclencher. Le Milord a, comme Carco, le goût du malheur et se laisse entraîner vers le drame où le guide l’Anglaise qui ne voit plus en lui qu’un personnage de roman. Contrainte de coucher avec Winnie, Mlle Savonnette, qui se fait « une conception trop absolue du bonheur », l’étrangle. Le Milord et elle s’enferment dans une chambre, pour y attendre la police :

« Le Milord s’approcha de la jeune fille et lui saisit les mains. Elle baissait la tête en le suppliant. Il visa mieux, tira. La balle, à bout portant, pénétra par l’œil droit, dans le crâne et Mademoiselle Savonnette s’effondra. (…)

Le Milord qui vient enfin de commettre son premier crime, enfonce la canon de son revolver dans sa bouche et appuie sur la détente; une nouvelle détonation se fait entendre. »

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Dessin original de Chas Laborde pour « Les Innocents ».

Le scandale du roman est d’abord qu’il fait un portrait de la vie civile qui ne correspond guère à celui d’une France régénérée par la guerre et toute tendue vers la victoire. Un personnage moque l’émotion qui a saisi la France et l’Angleterre à la nouvelle de l’invasion de la Belgique. Si le Milord se résigne à accomplir son devoir patriotique, c’est par peur. Carco décrit la passivité des soldats enterrés dans leurs tranchées et aussi les infirmiers qui dépouillent les blessés. Et il met le récit de la glorieuse bataille de la Marne dans la bouche d’un proxénète, qui raconte les marches sans nourriture, les officiers qui disparaissent à l’instant du combat, les blessés ennemis qu’on achève…

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Mais la critique et la censure lui reprochent surtout les liens sulfureux qui unissent le trio de protagonistes. En fait, Les Innocents est un roman à clefs. Winnie est un portrait, assez cruel, de Katherine Mansfield, dont le roman reprend plusieurs lettres mot pour mot. En Béatrice, il est aisé de reconnaître Béatrice Hastings, poétesse anglaise, qui fut l’amante et de Katherine Mansfield et de Modigliani, qu’elle rouait de coups. Quant au Milord, ce demi-sel, ce faux voyou, amoureux du malheur, c’est bien sûr Carco. Il a bel et bien guidé la jeune Néo-Zélandaise dans les bals mal famés de la rue de Lappe, les estaminets louches de Montmartre, lui présentant filles et voyous. Katherine Mansfield, se souvient-il, « les écoutait avec une sorte d’enivrement et me posait ensuite des questions si directes qu’il me fallait bien lui répondre. »

La romancière lui répondra par le biais d’une nouvelle, Je ne parle pas français. Carco y apparaît sous les traits de Raoul Duquette:

« Je me ferai un nom comme écrivain des bas-fonds, non pas comme d’autres l’ont fait avant moi, oh ! non. Avec beaucoup naïveté et une sorte d’humour tendre, aperçu du dedans, comme si c’était tout simple, tout naturel. »

C’est en 1921 que La Renaissance du Livre en publie une édition illustrée. Carco a évidemment suggéré le nom de Chas Laborde. Peu satisfait du sort réservé aux dessins de Jésus-la-Caille, Carco se démène toujours pour convaincre les éditeurs de la nécessité de publier Chas Laborde.

Comme dans Jésus-la-Caille, et à la demande du romancier, Chas représente les principaux personnages. Le Milord apparaît dans toute la gloire de son accoutrement anglais, acheté à un jockey dans la débine et qui suscite l’admiration des filles:

« Vise donc, y a rien d’plus gouape que l’genre anglais, quand il est bien porté. »

L’Édredon, son modèle, un homme puissant qui « ne vivait pas uniquement des femmes et (…) les tenait même pour inutiles en dehors du plaisir qu’elles procurent », trône en majesté à la terrasse du café de la Nouvelle-Athènes.

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Par contre il ne montre pas Winnie. Chas n’a guère de goût pour la cruauté. Et il  retient d’abord du texte de Carco ce qui s’accorde à son propre imaginaire. Lorsque le Milord exprime son mépris des proxénètes de la nouvelle génération  et de leurs  filles:

« Ah! les gonzesses des mômes! et le Milord riait de mépris… Faut voir… Ça fait les bancs d’sous l’métro d’la Chapelle ou les bocards du boulevard d’la Villette. Et, deux crans, pour le pèze. »

Chas nous emmène dans un des bordels miteux de la Villette, que Galtier-Boissière décrit ainsi :

« Les débardeurs du quai de la Loire et les sidis des chantiers bellevillois venaient déguster d’atroces bibines en caressant des dames demi-nues costumées en bébés roses ou en empereurs romains . »

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Plutôt que de reprendre l’intrigue du roman, les illustrations de Chas constituent un véritable document des rues et visages de Paris en pleine guerre. On y croise les officiers d’administration, fiers de leur uniforme et des médailles gagnées loin du front, ne se donnant pas la peine de rendre son salut à un permissionnaire.

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Chas dessine la foule entrant et sortant du métro en plein black-out, ou ces filles qui racolent les officiers alliés dans les bars illuminés, tandis qu’au loin, la guerre continue.
Il montre aussi, dans un dessin étonnant, un jeune prostitué en compagnie d’un officier canadien.

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Dessin original de Chas Laborde pour « Les Innocents ».

Il s’agit là de choses vues. Mais la personnalité de Chas est partout manifeste. Il montre Mlle Savonnette, lourde, fatiguée, vieillie avant l’âge, victime de son métier et « des brutes qui la choisissaient après avoir bu. » On notera que la brute du moment n’a pas pris la peine d’enlever ses chaussures et qu’une gravure représentant « Paul et Virginie » préside aux amours vénales.

 

Les Innocents est tiré à 500 exemplaires; 1 exemplaire su papier de Chine, avec tous les dessins originaux (1); 15 exemplaires sur papier du Japon, avec une suite des dessins en noir (2-16); 50 exemplaires sur papier de Hollande Van Gelder (17-66); 434 exemplaires sur vélin pur fil Lafuma (67-500).