La fille de Montmartre.

Jésus la Caille, Francis Carco, Ronald Davis & Cie, 1920

Francis Carco est un des premiers à comprendre l’étendue et l’originalité du talent de Chas Laborde. Le poète et romancier, grand amateur de peinture et de dessin, rencontre le dessinateur au lendemain de l’Armistice et le pousse vers l’illustration de livres. Devant la réticence des éditeurs contactés, Carco donne l’exemple.

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En 1920, il réunit deux textes, Jésus-la-Caille et Les Malheurs de Fernande, qu’il complète et fait publier chez Ronald Davis & Cie.

Anglais d’origine juive,  soldat en France pendant la Grande Guerre, Ronald Davis tombe amoureux d’une Française et s’installe à Paris, où il ouvre en 1920 une petite librairie, dont la principale cliente est Miriam de Rothschild. Il se lance aussi dans l’édition indépendante, publiant entre 1920 et 193 plus de trente livres à tirages limités, dont les textes sont signés de Claudel, Jarry, Rimbaud, Valéry… Il meurt le 26 août 1931, tué accidentellement lors d’une partie de golf.

Jésus-la-Caille se déroule dans un Montmartre de cauchemar où s’affrontent souteneurs, camelots,  gigolos et filles : « Contre la devanture fermée, battait un triste flot d’ombres éveillées et méfiantes. Deux agents surveillaient les filles qui tournaient… Parfois, à la lueur d’un bec de gaz, elles apparaissaient avec de si tragiques visages qu’on eût dit des mortes soulevées par le vent. Et, très loin, au fond de ce large boulevard, la place Blanche étageait ses lumières. »

Carco chronique, avec précision et vérité, la destinée  de trois marginaux : Jésus-la-Caille, un jeune proxénète homosexuel, « cambré, les yeux brillants, la bouche frottée de rouge » et dont l’allure exprime « la joie nerveuse qu’il avait à se sentir jeune, amoureux, fringant et désirable », Fernande, une jolie putain, « douce et facile à plaire », qui baise la main qui la frappe, heureuse à l’idée « qu’on ne bat pas de la sorte une femme qui vous est indifférente », et  Pépé-la-Vache, voyou et indicateur de police, qui « admirait la force et la préférait à tout » mais rêve d’acheter un bar à Montrouge. Ces personnages troubles, lâches, mélancoliques, se laissent emporter par la vie, en laquelle, malgré tout, ils continuent d’espérer. 

L’amour les précipite dans une dérive tragique qui s’achève un soir dans une chambre d’hôtel borgne  : « Et l’on entendit avec un han! le coup sourd du couteau. Un cri plaintif l’accompagnait, puis la chute de deux corps et très vite, avec une atroce ferveur, d’autres coups, cependant que sur le parquet de la chambre, la Vache avait encore des soubresauts. »

Dans son journal, Julien Green juge le roman « excellent d’un bout à l’autre. On y chercherait en vain une faute, une vulgarité. Ce sujet extraordinairement scabreux est traité sans fausse pudeur.» Carco ressent une sympathie immédiate pour tous ceux qu’une société hypocrite rejette et traque, allant jusqu’à présenter Jésus-la-Caille comme un alter-ego.  On trouve sur le blog Bibliothèque gay une très intéressante lecture du roman comme « un discours sur le sentiment amoureux homosexuel et sur l’identité homosexuelle. »

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 Ronald Davis ne retient pas le projet de couverture illustrée de Chas, avec mise en couleurs, préférant faire dessiner et graver sur bois par André Deslignères une couverture sans image. Craignant d’accentuer le caractère scandaleux du texte de Carco en y ajoutant les scènes observées pas Chas lors de ses errances à travers Paris, l’éditeur réduit l’illustration au portrait des protagonistes. Chas leur donne les traits des voyous et des filles qu’il observe boulevard de Clichy. Nul pittoresque dans ces dessins, nul effet, juste de l’observation.

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Etude pour Jésus-La-Caille, inédit.

Mais les bibliophiles ne jurent alors que par la gravure sur bois, qu’ils jugent seule capable de s’accorder avec la typographie.  Chas détestant la xylographie qu’il qualifie d’art de sabotier, ses dessins sont gravés par Jules Germain.

le résultat déçoit les ambitions de Carco et de Chas.

Jésus-la-Caille est tiré à 756 exemplaires; 6 hors-commerce (A-F); 750 exemplaires (1-750) sur papier Ks. Laag Soeken de Hollande.