Les filles de Moscou.

Rues et visages de Moscou, La Chronique filmée du mois, n°19, août-septembre 1935.

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Juin 1935. Dans une rue de Moscou, une petite femme trapue, les pieds nus, signale à un policier les agissements suspects d’un touriste qui griffonne sur un petit carnet. Le touriste est Chas Laborde. L’agent inspecte le carnet du dessinateur. « D’abord indécis », raconte Chas, « l’agent consulte un collègue et, finalement, salue fort aimablement et fait demi-tour avec un sourire qui veut dire : « Aucune importance. » Toujours calmes, les badauds s’égaillent, libérant leur prisonnier interdit. »

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Celui-ci a croqué dans son carnet la silhouette de la délatrice et note que tout citoyen moscovite « se plaît à être un bon auxiliaire de police, à veiller de sa propre autorité au bon ordre de son domaine. »

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Les  métropoles  fascinent l’artiste. Il leur a consacré une série de trois albums magnifiques : Rues et visages de Paris (1926), Rues et visages de Londres (1928) et Rues et visages de Berlin (1930). Mais la crise économique, qui sonne le glas de l’édition de luxe , l’oblige à retourner demander son gagne-pain à la presse.

Il peut compter sur l’aide de quelques admirateurs, dont le journaliste de mode Paul Caldaguès, qui dirige La Chronique filmée du Mois, une petite revue, destinée exclusivement au corps médical et financée par Gaston Roussel, qui y fait la publicité de ses Laboratoires Français de Chimiothérapie . En 1935, La Chronique filmée du Mois envoie Chas passer quinze jours à Moscou. Ce voyage s’inscrit  entre la collectivisation des terres, achevée en 1934, et le début des grandes purges de 1936. Il précède d’un an celui de Gide, suscité par Gorki, et celui de Céline, organisé par Elsa Triolet.  Staline encourage alors le tourisme pour tenter de restaurer l’image de l’U.R.S.S. mise à mal par les témoignages des premiers dissidents. On invite des intellectuels comme Aragon, Malraux, Céline, Narbusse ou Paul Nizan, qui sont  pris en mains et guidés tout au long de leur séjour. Chas n’est l’invité de personne.  Il échappe à la vigilance de l’Intourist, qui surveille les visiteurs bourgeois, et du  Komintern, qui pilote les délégations ouvrières.

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C’est au printemps qu’il débarque à Moscou, avec pour tout bagage une petite valise plate contenant ses carnets à dessin. Tout de suite, il se rend compte que les guides officiels promènent le touriste, majoritairement Américain, dans une ville présentée comme la vitrine  de la Russie nouvelle, de la Russie moderne : « On lui montre : dispensary-room for mother and child ; rest home ; factory ; Children City in Park of Culture ; clinic and school for former prostitutes ; etc…, etc… Cela lui fait de l’occupation… Ainsi on ne le rencontre jamais flânant dans les rues.  » L’orgueil de la ville est  le métro flambant neuf, inauguré le 15 mai 1935 et qui manifeste, aux yeux de Chas, un ‘désir très américain de Best in the World . »

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Piéton cosmopolite et flâneur impénitent, Chas s’en va seul à la rencontre d’une « rue confiante, une rue qui ne se replie pas devant une présence étrangère. » Il découvre  une ambiance de chantier d’exposition universelle.  C’est l’époque du Gosplan, et de l’industrialisation, qui voit le niveau de vie des ouvriers baisser en proportion de la multiplication des travaux pharaoniques. Chas suit la foule qui se rend au stade Dynamo,  « anticipation typique, un peu vaniteuse, du Moscou futur. »

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Du métro aux jardins, en passant par les boutiques, la foule envahit Moscou. Mais il s’agit d’une foule sage et disciplinée, bien différente de celle de Paris, ou de New York.  Chas note que les visages sont   » inertes ou apathiques  » et qu’à l’exception du « regard scintillant d’intelligence des Juifs », les yeux ont « peu de flamme ». Les gens font docilement la queue devant les boutiques.

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Les rues et les jardins sont propres car le Moscovite «s’intéresse à tout ce qui appartient à l’Etat comme à son propre bien. (…) il respecte la propreté en bon petit bourgeois.  »

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Promeneur infatigable, Chas arpente les rues, l’œil aux aguets, volant ici et là une silhouette, un visage, un geste, aussitôt reporté sur un de ses petits carnets. « Il faut arriver », explique-t-il au dessinateur Jean Oberlé, «  à dessiner aussi vite que les gens qui passent. Quand ils sont passés, ils ne reviennent pas. Il faut dessiner un homme qui tombe du sixième avant qu’il ne touche le trottoir. »

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Il aime cette foule bigarrée, si différente de la foule parisienne ou new-yorkaise. Il l’observe avec curiosité et sans a-priori idéologique.

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Le témoignage de Chas Laborde est unique par  sa minutie et sa liberté. Un stylo est moins encombrant et plus discret qu’un appareil photo.Comme le rappelle Mac Orlan,  » il est assez difficile de photographier la rue moscovite, sans arrangements préalables.  » Quel photographe aurait pu saisir au vol le geste de ce policier prenant un mendiant par le bras et lui intimant, « d’une voix douce », de circuler ; ou le regard de cette fille d’une famille ouvrière, qui, dînant à l’Hôtel Savoy, admire, bouche bée,  » le décor, les vieilles dorures, les cristaux scintillants », sous l’œil désapprobateur d’une touriste américaine .

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Il attire ainsi l’attention sur l’émotion pure du public populaire à une représentation d’Othello. Et si l’opérette donnée au théâtre Aquarium laisse les Moscovites indifférents, dès que les lumières s’éteignent et que commence le ballet, « la foule s’anime, s’émeut, applaudit. (…) L’amour de la danse n’est décidément pas en Russie, affaire de snobisme, d’époque, de régime. »

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Ses carnets de croquis, sauvés par miracle et restés inédits, sont une mine de renseignements sur le Moscou des années 30. Au Parc de la Culture et du Repos, un merry-go-round  et une tour à parachute se dressent parmi les parterres de fleurs et les statues grecques.

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Chas accompagne ces esquisses rapides, au stylo plume, de notes brèves, qui précisent une couleur, un détail d’habillement, ou une particularité physique.  En marge d’un dessin, il signale ainsi que c’est le premier sac à main qu’il voit. Ailleurs il détaille un étrange pantalon de cycliste équipé de jarretières ou note que beaucoup de femmes ont à la main une raquette de tennis.

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Mais il n’est pas naïf. La montée des totalitarismes enrage cet esprit sceptique, que révolte « l’obéissance servile (…) aux préjugés de classe et de race, aux haines de partis ou d’ennemis dits héréditaires. » Il dessine Hitler et Mussolini comme deux imbéciles décomplexés, qui flattent l’instinct meurtrier des masses. Comme en Italie ou en Allemagne, la jeunesse moscovite est encouragée à aimer  » le sport en groupe, les chansons en chœur, les défilés. » Dans la rue passe un cortège de jeunes ouvrières et ouvriers, vêtus de blanc. Les hommes portent des drapeaux rouges trop lourds. Quant aux femmes, elles ont toutes « dans la main droite la même raquette et le même bouquet de fleurs ; aux lèvres, le même chant rythmé militairement. »

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La propagande stalinienne bat son plein. Chas remarque les portraits de Staline omniprésents dans la ville, depuis ceux, gigantesques, qui décorent le métro jusqu’à celui qui accueille les promeneurs au  Parc de l’Armée Rouge, réalisé « en herbes vertes et marrons, à l’instar d’un agrandissement photo. »

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Chas se contente de signaler que, si les maîtres du Kremlin ont aboli les classes sociales, ils se pavanent en limousine tandis que  le peuple s’entasse dans des autobus et des tramways « tous et toujours surbondés. »  Au café Métropole, on mange à toute heure du jour  sur une terrasse véranda, à demi-caché de la rue par des barrières de bois et des plantes grimpantes. Les pauvres qui passent,  » regardent, sans jalousie, entre les feuilles, cet endroit où on a l’air si bien. »

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Chas trouve aux Moscovites des  » maintiens à satisfaire les puritains américains. » Les amoureux se tiennent gentiment par la main. La  prostitution est interdite mais, la nuit tombée, les filles racolent devant les cinémas du centre ville, sous la protection d’un Lénine de néon. « Elles n’invitent pas », explique Chas.  « Elles attendent qu’on les invite. Les deux sont d’ailleurs strictement interdits. Mais un étranger peut se tromper : ces erreurs-là se pardonnent. »

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Dans le train du retour, à peine la frontière russe franchie, Chas se fait voler son portefeuille. La curiosité de ses amis parisiens l’amuse :  » Que serait-ce, si j’avais fait un voyage dans la lune ? » C’est à son ami le dessinateur Pierre Falké qu’il confie son verdict sur la patrie des Travailleurs : « Pourquoi veux-tu qu’ils réussissent?… Le Bon Dieu a raté… »