Les fillettes de la crise.
« Le sort des fonctionnaires », La Charrette charrie, n°13, 15 décembre 1922.Eugène Merle a connu des vies multiples. Enfant naturel d’un domestique, il milite dès l’adolescence dans le mouvement anarchiste et participe en 1907 à la création du journal La Guerre sociale avec Miguel Almereyda et Gustave Hervé. Arrêté et condamné plusieurs fois pour son activité pacifiste et antimilitariste, il ne s’en engage pas moins en 1914. Au retour de la guerre, il crée en 1919 Le Merle Blanc, journal dont nombre de collaborateurs sont des militants socialistes, tels Bernard Lecache, Georges de La Fourchardière ou Paul Reboux, et le ton « légèrement bolchévisant ». Véritable aventurier de la presse, Merle multiplie les projets sans trop se soucier de leur financement. En 1923 il fonde Paris-Soir, où Henri Béraud, alors à gauche, H.P. Gassier et Paul Reboux rejoignent d’anciens collaborateurs de L’Humanité de Jaurès, et relance Frou-Frou, « un journal joyeux et léger. Sa gaîté restera saine, franche et libre. Elle est gauloise, c’est-à-dire bien française. » Ce mélange des genres et une certaine désinvolture financière valent à Eugène Merle une réputation sulfureuse, que n’arrange pas le goût de l’insolence et de la provocation, qu’il a gardé de sa jeunesse libertaire. Ainsi cette publicité pour Le Merle Blanc : Que lisez-vous donc ? Les œuvres de Frédéric Masson, René Bazin, Gabriel Hanoteaux, Henri Bordeaux… Sincères condoléances ! » En 1922, Merle crée une revue dessinée dans la lignée de L’Assiette au Beurre. Le premier numéro de La Charrette charrie paraît en juin, sous la houlette de Paul Reboux. Le 15 décembre 1922, un numéro spécial, « triple numéro de luxe », s’amuse à prédire ce que sera l’année 1923, en « plus de cinquante estampes par les « As » de la caricature. » La présence du terme « as » témoigne que, décidément, la guerre ne passe pas. La colère anime la plupart des dessins. Laforge s’en prend à André Maginot, revenu infirme de la Grande Guerre, et nommé ministres des Pensions, puis de la Guerre. Des mutilés lui demandent si l’année 1923 verra enfin leurs droits satisfaits. Et le « saint homme » de répondre : On leur a donné des rubans pour porter leur croix, que veulent-ils de plus ? On ne peut pourtant pas les nommer tous ministres ! »
Le jeune Jean Oberlé, lui, dézingue la préparation militaire.
Quant à Chas Laborde, il se penche sur le « le sort des fonctionnaires » : une famille miséreuse, le père, la mère et quatre enfants, aux visages émaciés et aux vêtements rapiécés. Mais on voit des livres, sans doute un dictionnaire, et au mur un diplôme de bachelier (signé par Chas Laborde !). Le père de famille porte le ruban d’officier d’académie, décoration réservée aux enseignants. Le dessin proteste contre l’augmentation du coût de la vie et la suppression de l’indemnité de vie chère accordée aux petits fonctionnaires. Rien de bien neuf sous le soleil…
A la fin du journal, il est annoncé qu’en 1923 la Charrette charriera les joies du foyer : dessins de Chas Laborde et texte par Francis Carco, Henry Champly et Pierre Seize. Cette prédiction s’avère inexacte. La Charrette ne passera pas l’année 1923 et le numéro dessiné par Chas Laborde ne verra jamais le jour.
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